CHAPITRE III
LOWELL CITY, MARS

Il y a, découvrit Lyle Kaufman, mille moyens pour un gouvernement d’empêcher un citoyen de faire quelque chose de légal. Aucun de ces moyens n’impliquait la violence, ni même les menaces. Aucune base de données n’était violée, aucune information falsifiée, aucun mensonge proféré. Personne ne disait vraiment « Non ».

Mais des dossiers disparaissaient. Des réunions étaient remises pour cause « d’affaires urgentes ». Des personnes, dont la signature rétinienne portée sur des documents électroniques était vitale, se trouvaient temporairement hors d’atteinte, voyageant dans des tunnels spatiaux éloignés pour une « affaire liée à la guerre ». Des systèmes d’information souffraient de pannes, de virus, de confusion d’input, de fuites de données, de porosité de défenses, et d’érosion de l’atoll de base de données. Durant cinq mois, Kaufman avait essayé d’obtenir l’autorisation de quitter le système solaire à bord d’un vaisseau privé, pour se rendre sur la planète Monde, non proscrite, loin de tout théâtre de guerre. Il était toujours à Lowell City, aussi coincé que si on l’avait soudé à l’un des immenses étais qui soutenaient son dôme piézoélectrique.

« C’était plus facile de se déplacer quand j’étais dans l’armée », se plaignit-il à Marbet Grant. Elle était restée sur la Lune jusqu’à la semaine dernière ; tous deux pensaient que ce serait plus facile pour Kaufman d’obtenir une autorisation de voyager si la Sensitive la plus célèbre du système n’était pas déclarée comme un « membre du personnel ». Mais Marbet manquait à Kaufman. Et n’importe comment, les autorisations n’avaient pas été accordées. Aussi, la semaine dernière avait-elle quitté Luna City pour le rejoindre.

« Bien sûr que c’était plus facile lorsque tu étais dans l’armée, dit Marbet. Ils veulent que l’armée fasse la guerre au-delà du tunnel spatial #1. Et que les citoyens restent en sécurité chez eux.

— Je n’en suis pas si sûr, Marbet. On dirait qu’il y a de plus en plus de militaires ici, sur Mars.

— Je sais. » Elle n’en dit pas plus. Ils savaient tous deux que l’hôtel de Kaufman était probablement mis sur écoute.

C’était un hôtel bon marché, du genre utilisé par les familles des militaires pendant qu’ils attendaient désespérément un logement fourni par l’armée, ce dont celle-ci manquait. De petites chambres nues, des couloirs grouillant d’enfants qui n’avaient pas d’autre endroit où jouer, sauf les rues étroites, des murs en plastique expansé dépourvus de fenêtre – pour des raisons de sécurité et parce que, de toute façon, il n’y avait rien à voir. Sur Mars, la guerre avait rendu tout logement malcommode et encombré. Kaufman, ayant été soldat toute sa vie, le remarquait à peine. Cela dérangeait Marbet, mais elle ne disait rien. Lyle était aux prises avec assez de problèmes. Elle lisait sa tension, ses doutes et sa culpabilité injustifiée dans chaque ligne de son corps et chaque intonation de sa voix.

Marbet Grant était une Sensitive à l’apparence agressivement génémod : petite et mince, avec des pommettes coupantes comme des couteaux de chaque côté d’un nez large et doux ; sa peau était brun chocolat, ses yeux vert émeraude, sa chevelure auburn courte et bouclée. Elle semblait totalement artificielle, mais c’était son esprit qui avait été vraiment modifié génétiquement.

Durant toute l’histoire de l’humanité, il y avait eu des gens exceptionnellement sensibles aux autres, capables de lire l’état d’esprit de l’autre. Les historiens déclaraient que c’était nécessaire pour la survie des classes inférieures : les serfs, les esclaves, les femmes, les colonisés. Leur vie même dépendait de cette capacité à lire correctement l’humeur des maîtres.

Les biologistes évolutionnaires faisaient remarquer que cela concordait bien avec la théorie de Darwin. La survie des plus perspicaces, de ceux qui pouvaient s’adapter aux autres parce qu’ils percevaient avec exactitude comment ils devaient s’y prendre.

Les sociologues répertoriaient l’existence de minuscules indices, inconscients, qui signalaient les émotions et les intentions : d’infimes changements d’expression du visage, des modifications dans la posture, des intonations de voix, une élévation de la température de la peau. Les anthropologues dépistaient dans toutes les sociétés l’existence d’individus particulièrement aptes à percevoir ces indices, sans toutefois en connaître le mécanisme.

Mais ce furent les ingénieurs généticiens qui rattachèrent cette perspicacité à des structures génétiques spécifiques, des combinaisons subtiles mais identifiables de gènes, par ailleurs disparates. Et ce fut un unique groupe de généticiens qui mit ces connaissances en pratique, d’abord sur ceux qui étaient le plus à leur disposition, leurs propres enfants. Ils avaient cru leur donner un avantage guère différent d’un accroissement des muscles, d’une intelligence améliorée ou d’une beauté rehaussée que l’on trouvait chez les riches. Cela n’avait pas marché tout à fait ainsi. Comprendre instinctivement votre voisin, cela peut vous aider, mais cela déconcerte celui-ci. Un très grand nombre de gens ne souhaitaient pas être compris. Ils préféraient que leurs sentiments et leurs intentions demeurent cachés.

Cependant, Marbet ne manquait pas de travail. Pour des entreprises qui voulaient un avantage dans les négociations. Pour des policiers interrogeant de grands criminels. Pour le gouvernement cherchant à en savoir plus que ces individus ne souhaitaient en révéler. Et, une fois, pour les militaires cherchant à comprendre l’unique Faucheur jamais capturé vivant. Celui-ci était mort, mais pas avant que le professeur Thomas Capelo lui ait soutiré l’information qui avait totalement modifié la façon dont la guerre était perçue.

Tout cela était arrivé sur Monde, où Marbet avait rencontré Lyle Kaufman. Où, ensemble, ils avaient ruiné une civilisation.

Marbet ne tentait plus de parler à Lyle de sa culpabilité. Cela n’avait pas marché. Seul le fait de retourner sur Monde pourrait faire quelque chose. Si les autorités le leur permettaient.

Celles-ci n’avaient cessé de surveiller Kaufman durant ces dernières années, tout autant, sans doute, que Marbet Grant et Thomas Capelo. Tous trois en savaient trop sur le Faucheur mort. Aussi, bien sûr, la chambre était mise sur écoute. Le pouvoir du général Stefanak dépendait autant des informations que de la présence inexorablement croissante de l’armée sur Mars. Une armée qui lui était fanatiquement fidèle. Le général avait passé dix années à élaborer ce fanatisme : promotion de certains officiers, transfert vers les colonies, manipulations d’importantes attributions budgétaires. Certains – beaucoup – disaient que Stefanak édifiait une dictature, sous couvert de la loi martiale rendue « nécessaire » par la guerre. Depuis un an, peu osaient le déclarer ouvertement.

Marbet prit le portable – la chambre d’hôtel ne disposait même pas d’un système-maison convenable activé vocalement – pour avoir les nouvelles, car Sullivan Stefanak, commandant suprême, membre du Conseil de la Défense de l’Alliance solaire faisait une déclaration. «… ici ce soir seulement parce que le danger que courent tous les citoyens solaires est si grand. Un danger qui ne vient pas de l’ennemi, mais de notre propre peuple. La faction antiguerre connue sous le nom de “Vivre Maintenant” représente…»

« Nous y revoilà », dit Marbet. Le visage de Kaufman resta inexpressif, mais il savait que pour Marbet, il ne l’était pas. Ses sentiments envers Stefanak restaient ambigus. Kaufman était – avait été – un soldat, et Stefanak était le plus prestigieux soldat de sa génération. C’était grâce à lui si les Faucheurs, technologiquement supérieurs à l’humanité, n’avaient pas déjà gagné la guerre. C’était aussi Stefanak qui détruisait la structure républicaine de l’alliance du système solaire, structure inévitablement fragile depuis que Mars, et non la Terre plus peuplée, contrôlait le Conseil. Mars gardait le contrôle du réseau des tunnels spatiaux. Il n’en fallait pas plus. Mars…

« Que vient-il de dire ? » demanda Marbet. Un coup d’œil jeté sur le visage de la jeune femme et Kaufman tendit immédiatement l’oreille.

«… le lâche enlèvement d’un civil. Le professeur Thomas Capelo, comme vous le savez tous, est le savant le plus éminent du système solaire, l’homme qui a décodé pour nous l’artefact protecteur gardant nos précieux mondes à l’abri de cet ennemi qui a juré de détruire jusqu’au dernier vestige de vie humaine. Vivre Maintenant a fini par aller trop loin ! Thomas Capelo, père de deux filles, professeur respecté de la vénérable université d’Harvard, n’était même pas un combattant. Beaucoup voient en lui un sauveur et en effet…»

« Quand ? demanda Kaufman.

— Hier soir. Chut…»

«… heureux que sa famille n’ait pas été à la maison au moment où…»

Kaufman réfléchit rapidement. Oui, ce pourrait être Vivre Maintenant. Ils devenaient de plus en plus forts. Leur noyau d’idéalistes était soutenu par quelques familles et entreprises très puissantes qui auraient beaucoup à perdre si Stefanak devenait dictateur. Mais Vivre Maintenant n’était pas le seul candidat kidnappeur. On avait envoyé Kaufman commander une station spatiale dans un trou perdu durant la dernière année de son service militaire. Il s’y était trouvé totalement coupé de la politique solaire. Mais avant cela, c’était un stratège militaire de l’armée de la Défense de l’Alliance solaire. Il n’était pas inconcevable qu’une faction du gouvernement, amèrement opposée à Stefanak, ait enlevé Capelo. Mais pourquoi ? Ou bien…

« Sais-tu sur quoi Tom travaillait en ce moment ? » demanda-t-il à Marbet.

Elle fit la grimace. « Lyle, la physique est si compliquée maintenant que je ne pense même pas que la plupart des collègues de Tom aient compris sur quoi il travaillait. Peut-être Tom lui-même ne le savait-il pas. Ce ne serait pas la première fois. » Son expression changea. Elle dit : « Je me sens mal, Lyle. Cette nourriture, au déjeuner, je te l’ai dit…»

C’était leur signal. Il la suivit dans la salle de bains. Elle s’agenouilla pour se pencher au-dessus des toilettes, il fit de même à côté d’elle, et elle chuchota au niveau de l’aisselle de Lyle : « Tu penses que Stefanak lui-même a pu kidnapper Tom.

— Comment le sais-tu ? » lâcha-t-il étourdiment avant de se reprendre. Depuis le temps, il devrait savoir. Elle pouvait expliquer les minuscules changements du langage corporel, de la tonicité faciale, des mouvements des sourcils – tout cela – qu’elle lisait intuitivement, et quand elle essayait de le lui expliquer, Kaufman ne pouvait pas suivre. Son don était totalement non verbal.

« Oui, chuchota-t-il, je pense que c’est possible que Stefanak en personne ait fait kidnapper Tom.

— Pourquoi ? »

De l’écran-holo de la chambre d’hôtel, Stefanak dit : «… mon appel personnel pour toute information permettant de retrouver le professeur Capelo et…»

Kaufman continua : « C’est un moyen de discréditer le mouvement pacifiste, d’utiliser Vivre Maintenant en guise d’excuse pour s’approprier encore plus de pouvoir… Je ne suis pas sûr. Si c’est le cas, c’est une technique maladroite. Cela ressemble à ce que feraient des amateurs.

— Alors, tu penses que Vivre Maintenant a enlevé Tom ? » Puis, d’une voix plus forte : « Oh, mon Dieu, Lyle, j’ai la tête qui tourne…

— Je l’ignore. Si Stefanak voulait que cela ressemble à une opération de Vivre Maintenant, il peut avoir commis, délibérément, une action maladroite… C’est cela, chérie, fais remonter tout ça…»

Marbet se fourra le doigt dans la gorge, eut un violent haut-le-cœur et se redressa comme si elle était dans les vapes. Lyle mouilla une serviette et la lui tendit. Maintenant, la surveillance avait un vomissement bona fide à enregistrer.

Quand elle le rejoignit, il dit : « Ça va mieux ?

— Oui, merci. Mais ne remangeons plus chez Katouse.

— Affirmatif. Marbet, je vais appeler Carol.

— Je doute que tu y arrives. »

Il n’y arriva pas. Kaufman laissa un message à la seconde femme de Tom, pour lui offrir toute l’aide qu’il pourrait lui apporter, tout l’espoir qu’il pouvait imaginer. Carol devait être entourée d’agents fédéraux de la FAU, de membres de la famille et d’amis. Kaufman savait qu’elle, Amanda et Sudie seraient saines et sauves ; maintenant, il devait y avoir assez de soldats autour de la maison de Capelo pour former une compagnie.

Il prit la main de Marbet. Tous deux demeurèrent silencieux, pensant à Tom Capelo, cet homme si intelligent, difficile à vivre et compliqué. Ses deux filles l’adoraient. Elles avaient perdu leur mère lors d’un raid faucheur, il y avait des années de cela, et si leur père était aussi assassiné…

Le terminal sonna. Sans système-maison, il avait le son d’une cloche. L’écran afficha REÇU MESSAGE ENREGISTRÉ, et Marbet tapa sur la touche de son terminal pour l’avoir. Une femme qu’elle ne connaissait pas, aux cheveux mal coupés et portant des vêtements guère coûteux, apparut sur l’écran.

« Colonel Kaufman, mademoiselle Grant, le Service des Transports civils de l’Administration martienne des tunnels spatiaux, département d’État, Conseil de la Défense de l’Alliance solaire, est heureux de vous informer que votre demande d’un trajet à vos propres frais sur la planète non proscrite d’Osiris, système d’Isis, tunnel…

— Mais nous ne voulons pas aller sur Osiris ! » s’exclama Marbet. « Pas la peine d’essayer de l’interrompre », aurait pu dire Kaufman. C’était un enregistrement unilatéral.

«… spatial #89 a été approuvée. Plan de vol, itinéraire et régulation de l’Administration des tunnels suivants. Nous vous informons que l’itinéraire exige que vous entriez dans le tunnel spatial #1 entre le 16 octobre et le 19 octobre de cette année. Notez aussi que cette approbation qui ne lie pas légalement l’Administration martienne des tunnels spatiaux, peut être retirée à tout moment sans notification, et n’inclut aucune responsabilité pour le cours ou l’issue de votre expédition.

« L’Administration vous souhaite bon voyage. »

Kaufman et Marbet se regardèrent. Osiris n’était pas près de Monde. Corriger « l’erreur » bureaucratique allait prendre du temps – des semaines, des mois. Ce serait peut-être impossible.

Le regard des yeux brun clair de Kaufman restait calme. Un homme solide, pensa Marbet pour la centième fois. Calme. Pas aisément dérouté. Personne sauf elle connaissait la culpabilité calme et constante qui reposait tout au fond de lui. Il la regarda fixement, et elle lut clairement en lui. Il en avait sa claque des requêtes officielles.

Elle dit tout haut, pour les appareils d’enregistrement : « Ce n’est pas la bonne planète !

— Il ne nous reste plus qu’à tout recommencer. Mais, Marbet, cela va prendre du temps. Nous n’avons pas besoin de perdre de l’argent avec une chambre d’hôtel, n’est-ce pas ? Si nous allions chez Amy, qu’en penses-tu ?

— Oui, elle sera contente de nous avoir. Hier, elle m’a dit qu’on pouvait venir quand on voudrait. Je fais les bagages. »

Laissons le Département d’État, ou quelqu’un d’autre, perdre son temps à chercher « Amy ». Ou à chercher Lyle et Marbet. Ils avaient voulu faire cela en toute légalité, mais aussi prévu d’autres plans au cas où cela ne marcherait pas. Comme le gouvernement le rappelait sans cesse à tout le monde, on était en guerre.

Toute guerre, quelle qu’elle soit, avait engendré des batailles menées dans l’ombre entre les gouvernements et leurs propres citoyens. Marchés noirs, profiteurs de guerre, briseurs de blocus, collabos, objecteurs de conscience, crime organisé et ses fratries moins bien organisées. De faux contrats gouvernementaux, de faux papiers pour voyager, de fausses listes de passagers et, pour ceux qui étaient vraiment sophistiqués, des programmes falsificateurs de données de base. Tout cela exigeait des contacts et de l’argent.

Marbet avait de l’argent. Kaufman, le soldat de carrière, ne voulait pas avoir recours à des filières clandestines. Kaufman, l’homme bien, ne voulait pas violer la loi. Kaufman, l’ex-attaché militaire du Conseil solaire au centre de la guerre, à Lowell City, connaissait forcément des gens qui avaient des contacts.

Marbet et Kaufman ne pouvaient pas venir en aide à Tom Capelo. Ils n’étaient même pas des amis intimes ; cela faisait presque deux ans que ni l’un ni l’autre n’avaient vu le physicien, même si Marbet bavardait parfois par telcom avec Amanda, la fille de Capelo. C’était une gentille enfant, qui avait un béguin d’écolière pour Marbet. Mais dans cette terrible crise, Amanda n’avait pas beaucoup d’amis et de famille. Quand Kaufman pensait à tout ce qui était arrivé sur Monde, ce n’était plus à Thomas Capelo qu’il pensait, mais à Dieter Gruber et Ann Sikorski. Abandonnés sur Monde à cause de sa propre décision au sein d’une civilisation en train de s’effondrer, que Kaufman avait détruite à lui tout seul.

Marbet se mit à faire les valises.